Anticor, le Premier Ministre et le Tribunal Administratif : nouvelle fable judiciaire?

Les aléas des actions administratives résistent à l’émotion de l’immédiateté. Même lorsque l’intérêt général est en jeu. C’est la spécificité du droit administratif français:

Depuis quelques jours les réseaux sociaux crient à la négation de l’Etat de Droit et à la dictature. On affirme qu’on bâillonne l’association lanceur d’alerte Anticor, association déclarée agréée et habilitée à se constituer partie civile dans des litiges relevant de la corruption des institutions.

Résumée de la sorte, l’information donne à penser qu’on a déménagé loin à l’Est, dans un régime fort peu démocratique où le Président omniscient se fait régulièrement réélire après avoir au choix torturé la constitution, emprisonné son adversaire ou empoisonné ses opposants.

La réalité est bien différente, et il faut arrêter de faire injure aux institutions judiciaires administratives et restituer l’affaire dans son contexte réel.

L’association Anticor a demandé le renouvellement de son agrément, comme le veut la loi. Et de manière très prévisible le Premier Ministre – qui a exercé les fonctions attribuées au Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, qui s’est mis en retrait depuis qu’il est visé par une plainte de la même Anticor, afin de garantir une absence de conflit d’intérêts – lui a accordé son agrément, sans aucun contrôle politique. En effet la décision d’agrément n’est pas une décision politique mais une décision strictement administrative, et le signataire a compétence liée pour délivrer l’agrément. Compétence liée signifiant que l’administration n’a pas d’autre choix, lorsque les conditions sont remplies. Que cette décision plaise ou déplaise à l’un quelconque des Ministres, l’administration ne peut pas aller au-delà des critères établis par la loi.

Il n’en serait pas de même pour une décision d’attribution de subvention, laquelle décision suppose une analyse d’opportunité de la part de l’administration.

Ici, point de débat d’opportunité. Il ne s’agit que d’un débat de cases à cocher et de conditions à remplir.

Les conditions remplies et les justificatifs fournis, l’administration délivre l’agrément, qui accorde à Anticor les avantages extra-ordinaires des associations déclarés reconnues d’utilité publique : la possibilité de porter plainte pénale au nom de tiers qui n’ont rien demandé à personne. C’est une grande entorse au principe général du droit selon lequel nul ne plaide par procureur. En matière pénale, et pour garantir l’intérêt général, les associations reconnues d’utilité publique ont le droit d’intervenir dans un procès pénal et de se constituer partie-civile.

Ce faisant elles auront droit, si la procédure pénale aboutit à une condamnation d’un prévenu, à une indemnité alors même qu’elles n’ont subi aucun préjudice. Après le miracle de la multiplication des petits pains, voici celui, judiciaire, de la multiplication des petites indemnités.

Ces petites indemnités (entre 300 € et 2000 € en moyenne) apportent un complément de financement important à ces associations. Qui n’a jamais défendu un prévenu contre 6 associations de défense des animaux ne comprends pas à quel point la justice s’est organisée pour attribuer à la défense des animaux plus de droits qu’à la défense des enfants… parfois!

Bref! Le Premier Ministre, exerçant les attributions du Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, après que ce dernier ait demandé à se mettre en retrait pour éviter un conflit d’intérêts potentiel depuis qu’il est personnellement visé par Anticor, a délivré son agrément par arrêté du 2 avril 2021. Anticor est contente et peut dignement fêter ça en se constituant partie civile, y compris contre des ministres et membres du gouvernement. Ce n’est que justice!

Personne n’y trouve rien à redire. Ni l’Etat ni la justice ni les parties civiles ni le Garde des Sceaux.

Làs ! C’était sans compter sur la jalousie de deux anciens membres de Anticor, visiblement évincées pour des raisons que j’ignore.

Ils ont décidé de contester l’arrêté portant agrément du Premier Ministre. Et le motif de cette contestation est intéressant à entendre, si ce n’est à vérifier :

En effet, ces deux individus (l’un évincés d’Anticor et l’autre pas) alertent la justice sur le fait qu’Anticor aurait un fonctionnement opaque en ce qui concerne l’origine des fonds! Un comble pour une association qui lutte contre la corruption et les financements occultes!

La citation du motif décisif du jugement mérite d’être reprise en intégralité tant elle est édifiante:

Aux termes de l’article 2-23 du code de procédure pénale : « Toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans à la date de la constitution de partie civile, se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions suivantes : / 1° Les infractions traduisant un manquement au devoir de probité, réprimées aux articles 432-10 à 432-15 du code pénal ; / 2° Les infractions de corruption et trafic d’influence, réprimées aux articles 433-1, 433-2, 434-9, 434-9-1, 435-1 à 435-10 et 445-1 à 445-2-1 du même code ; / 3° Les infractions de recel ou de blanchiment, réprimées aux articles 321-1, 321-2, 324-1 et 324-2 dudit code, du produit, des revenus ou des choses provenant des infractions mentionnées aux 1° et 2° du présent article ; 4° Les infractions réprimées aux articles L. 106 à L. 109 du code électoral. / Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions dans lesquelles les associations mentionnées au premier alinéa du présent article peuvent être agréées. (…) ». Aux termes de l’article 1er du décret n° 2014-327 du 12 mars 2014 relatif aux conditions d’agrément des associations de lutte contre la corruption en vue de l’exercice des droits reconnus à la partie civile : « L’agrément prévu à l’article 2-23 du code de procédure pénale peut être accordé à une association se
proposant par ses statuts de lutter contre la corruption lorsqu’elle remplit les conditions suivantes : / 1° Cinq années d’existence à compter de sa déclaration ; / 2° Pendant ces années d’existence, une activité effective et publique en vue de lutter contre la corruption et les atteintes à la probité publique, appréciée notamment en fonction de l’utilisation majoritaire de ses ressources pour l’exercice de cette activité, de la réalisation et de la diffusion de publications, de l’organisation de manifestations et la tenue de réunions d’information dans ces
domaines ; / 3° Un nombre suffisant de membres, cotisant soit individuellement, soit par l’intermédiaire d’associations fédérées ; / 4° Le caractère désintéressé et indépendant de ses activités, apprécié notamment eu égard à la provenance de ses ressources ; / 5° Un fonctionnement régulier et conforme à ses statuts, présentant des garanties permettant l’information de ses membres et leur participation effective à sa gestion. ».

En premier lieu, il ressort des termes mêmes de l’arrêté que l’administration a entendu relever, d’une part, que l’absence de transparence sur les dons conséquents réalisés par une personne physique à l’association, sont de nature à faire naitre un doute sur le caractère désintéressé et indépendant des activités passées de l’association, et, d’autre part, que l’absence de formalisation, par les statuts de l’association, des procédures d’information du conseil d’administration conjuguée à la non-information effective de celui-ci n’ont pas, par le passé, garanti l’information de ses membres et leur participation effective à la gestion de l’association.
Toutefois, pour accorder le renouvellement malgré ces éléments témoignant du non-respect des conditions prévues aux termes des dispositions précitées des 4° et 5° de l’article 1er du décret du 12 mars 2014, le Premier ministre a considéré que l’association avait, dans le cadre de la procédure d’instruction de la demande de renouvellement, manifesté l’intention de se doter d’un commissaire aux comptes pour accroitre la transparence de son fonctionnement financier et de procéder à une refonte de ses statuts et de son règlement intérieur. Alors que les dispositions précitées ne permettent pas à l’administration d’accorder l’agrément à une association qui n’en
remplit pas les conditions, le Premier ministre ne pouvait, sans commettre d’erreur de droit, se fonder sur la circonstance que l’association se serait engagée à prendre des mesures correctives visant à se mettre en conformité avec ses obligations postérieurement à la date de la décision d’agrément.

Tribunal administratif de Paris : L’association Anticor perd son agrément lui permettant de se porter partie civile dans les procédures de corruption (tribunal-administratif.fr)

Que faut-il comprendre? Vous avez très bien compris : Les deux membres d’Anticor dénoncent un comportement opaque et trouble d’Anticor, qui « justifierait » qu’il n’ait pas droit à son agrément pour agir en justice au nom de tiers, en tant que partie civile.

Quel est le comble du lanceur d’alerte? Se dénoncer lui-même! Est-ce un cercle vertueux à giration infinie? Est-ce un syndrome de la haine de soi? Un Münchhausen inversé par procuration? Je l’ignore car je n’ai pas le détail de la réalité des griefs allégués. Mais ces griefs ont été jugés suffisamment sérieux par le Tribunal Administratif de Paris pour être reçus.

Connaissant le Tribunal Administratif de Paris et les autres juridictions administratives, il est improbable que la décision ait été prise pour plaire à un ministre. Encore moins au Garde des Sceaux! L’action politique paraît absolument impossible dans cette décision. Il est tout de même étonnant de voir que les partisans de la lutte anticorruption en appellent publiquement à l’intervention des députés sur le premier ministre pour faire pression sur la justice. Au nom de la lutte anticorruption, ils demandent à violer le principe de la séparation des pouvoirs.

Mais les décisions du Tribunal Administratif seront soumises à la censure de l’appel et là encore les juges administratifs ne chercheront pas à plaire, ni aux ministres en poste, ni au demandeur. Leur objectif ne sera que de déterminer si la demande est fondée. Et tant pis si la justice perd temporairement un auxiliaire. La question juridique à laquelle le juge administratif répond n’est jamais une question d’opportunité. C’est toujours une question de droit. Et le droit n’a pas d’état d’âme. C’est toute sa grandeur.

Summum Jus Summa Injuria. Les magistrats doivent parfois avoir bien du mal à s’endormir. La position de l’avocat est bien plus facile de ce point de vue.

Ariel DAHAN pour 2kismokton